TEXTES

NISSRINE SEFFAR

Artiste plasticienne, résidant en France depuis 2011, je suis née au Maroc en 1983. Ayant vécue des deux côtés de la méditerranée, je suis particulièrement sensible aux événements sociétaux et historiques liés à ces pays. Je suis à cheval entre deux cultures, arabo-musulmane et judéo chrétienne, et mes travaux plastiques en témoignent. J’ai entamé une démarche artistique, depuis « le printemps arabe », de prélèvements d’empreintes, dans des lieux témoins d’un passé ou d’une actualité douloureuse. À ce jour, plusieurs pays font déjà partis de ma collection.
Depuis le printemps arabe, je parcours les pays méditerranéens pour réaliser des empreintes (Georges Didi-Huberman parle de ressemblance par contact), aux endroits même où s’est fait l’histoire, et où elle continue à se faire dans la douleur. Par ces gestes, j’affirme l’attachement de cette toile peinte à un pays qui devient, de fait, sa ville natale…Prendre des empreintes des sols de chaque pays du pourtour méditerranéen est un projet pictural qui propose de multiples implications… Une valeur poétique, une orientation plus politique, engagée dans la recherche du lien qui unissait tous les peuples autour de la libre circulation d’idées. Enfin un aspect plus symbolique et interactif avec la participation des peuples rencontrés.
« Qu’est-ce qu’on donne à voir dans la peinture ? », cette question s’absente parfois pour laisser la place à une question plus sociétale et politique « qu’est-ce qu’on nous donne à voir ? » et quel est notre libre arbitre dans ce regard-là ?
Et sur cette base de travail, l’intervention plastique à proprement parlé s’installe, comme sur une grille, par masses, coulures, dessins et lignes en utilisant toutes sortes de médium, de la bombe aux pigments, et en jouant avec les contrastes formels. Superpositions et effacements proposent plusieurs types de « lecture », en profondeur et en surface. Les formats sont à l’échelle du corps sur le modèle de l’homme de Vitruve, où la position du corps peignant donne une indication sur la dimension du tableau.

Nicolas Kssianides

Directeur Géneral de l’institut francais d’Espagne

L’Institut français d’Espagne a placé sa saison culturelle, la TIFE 2017, sous le signe des « mémoires du futur », du dialogue incessant et nécessaire entre passé et futur. Particulièrement fécond artistiquement, il a nourri et continue à inspirer d’innombrables créateurs. Il est également au cœur de problématiques philosophiques, scientifiques, économiques ou sociétales qui dominent les débats de notre époque.
C’est par ce prisme que nous souhaitons nous souvenir du bombardement de la ville de Guernica en 1937, et commémorer le 80ᵉ anniversaire de la toile que Picasso réalisa dans l’atelier du Quai des Grands-Augustins pour l’exposition universelle de Paris.
L’artiste franco-marocaine Nissrine Seffar nous est apparue comme la créatrice idoine pour mener ce double projet.
Elle a, en effet, fondé son œuvre sur le dialogue entre passé et futur. Son inspiration jaillit littéralement du contact direct, physique, avec des lieux de mémoire. Au moyen d’empreintes, la terre qu’elle saisit et, au- delà, les lieux mêmes lui parlent des blessures d’hier comme des cicatrices plus ou moins refermées d’aujourd’hui. De cette rencontre, et de l’utilisation du plâtre, du fusain ou du bois, l’artiste tire des créations qui ne sont véritablement ni peintures, ni installations, ou sculptures mais un peu tout cela à la fois.
Nissrine Seffar s’est rendue sur place, comme elle l’avait fait notamment au camp de Rivesaltes ou à Monte Cassino pour ses projets précédents. Cette exposition est le résultat de ce séjour, des traces qu’elle a suivies, de celles qu’elle a produites, et même, indirectement, de celles qu’elle a pu laisser. Elle a ainsi transformé le paysage après son passage : les arbres en particulier, aux branches plâtrées, symboles de la permanence aux yeux de l’artiste de certaines blessures encore à panser…
Fruit d’un dialogue avec le “lieu-Guernica” d’aujourd’hui, l’exposition est également le résultat d’une réflexion approfondie sur le “Guernica-tableau”, chef- d’œuvre de Picasso. La toile majeure de l’exposition, joue ainsi avec le cadre et la composition du Guernica, respectant et réinterprétant dimensions, perspectives et formes principales.
Cette exposition présente une jeune artiste talentueuse, franco-marocaine, établie dans la belle ville de Sète. Elle symbolise une Méditerranée ouverte au dialogue entre les cultures comme à celui entre le passé et le présent. Elle montre un art contemporain éminemment politique et fondé sur ce choc créatif entre passé, présent et futur. Loin d’être désincarné, il se nourrit à l’inverse des souffrances du passé, exhibant sans pudeur nos cicatrices et construisant, sur ce fondement assaini, le futur. Notre futur.

Nicolas Kssianides
Directeur Général de l’institut français d’Espagne

Pierre Tilman

Écrivain, poète et Plasticien

Chez Nissrine Seffar, tout participe de la peinture, tout participe du vivant.

Nissrine Seffar croit en ce qu’elle fait.
Elle est opiniâtre, précise, rigoureuse.
C’est une peintre à tête chercheuse.
Nissrine Seffar est un prototype sensible, un engin émotionnel, une machine de création, aux mécanismes mentaux souples et adaptés.
Elle est exigeante.
Elle prend ses virages en ligne droite.
Elle ne ralentit pas, elle n’a pas de temps à perdre.
Elle travaille comme si c’était le dernier jour de sa vie, ou le premier.
Elle ne fait pas d’économie.
Elle n’est pas folle. Elle est raisonnable. Elle est cultivée, sérieuse.
Elle est appliquée. Elle aime le travail bien fait.
C’est une technicienne qui invente ses techniques et qui fabrique elle-même ses outils.
Ses outils et ses techniques se mettent au boulot et le tableau s’élabore à la fois vite et lentement, par successions et par recherches.
Il est parfaitement intéressant qu’un tableau fini soit toujours en train de se faire.
Sa peinture est comme un être végétal, minéral, un organisme, un corps, un animal.
Il y a ce qu’on voit et ce que l’on ne voit pas, qui est dessous, dedans, derrière, en couches de mémoire.
Mais tout est nécessaire. Tout a sa logique interne. Tout participe du vivant.
Voilà ce que je voulais dire, chez Nissrine Seffar, tout participe de la peinture, tout participe du vivant.

Pierre Tilman
Écrivain, poète et Plasticien.

Sylvie Lagnier 

Docteur en histoire de l’art

Nissrine Seffar est née en 1983 au Maroc. Elle est diplômée de De l’école des Beaux-Arts de Sète, ville où elle vit et travaille depuis 2011.
L’œuvre de Nissrine Seffar a la forme d’un récit de voyage qu’elle ponctue de ses gestes et objets récoltés. Elle adresse un regard poétique sur les lieux qu’elle visite ou se remémore tout en questionnant le sens du temps et au-delà de la conscience de l’histoire.
Elle rencontre plus que des lieux, des situations et des objets qui la conduisent à une réflexion de notre rapport au monde et à ses représentations.
la plasticité qu’elle met en œuvre n’est pas une illustration – comment représenter l’irreprésentable, c’est-à-dire, la perte, la peur ou l’inconnaissable – mais sans doute amène-t-elle une nouvelle forme narrative.
Son travail a été présenté dans de nombreuses institutions et manifestations d’art contemporain en Europe, en Asie et au Maroc.

Sylvie Lagnier, Docteur en histoire de l’art.

Philippe Saulle

Directeur de l’école des beaux-arts de Sète

Pour Guernica Huella

Nissrine Seffar

Partir des traces

«La terre se nourrit d’empreintes, le ciel d’ailes »
Miguel Angel Asturias

Le travail de l’artiste Nissrine Seffar, qu’il soit en peinture, dessins, objets, installations, sculpture ou images est d’une grande cohérence dans laquelle ces éléments peuvent surgir dans une intrication formelle autant que symbolique comme la nature sait elle-même que tout est lié. Ces processus de forme s’appuient à la base sur l’empreinte et son prélèvement. Georges Didi Huberman à ce sujet explique : « Une forme, pour un peintre, pour un sculpteur ou pour un cinéaste, c’est ce qu’il s’agit d’incarner, de mettre en mouvement et de produire matériellement, en jetant du pigment sur un support, en attaquant au marteau un bloc de granit ou en modifiant la structure chimique d’une pellicule sensible. À aucun moment, la forme – qui se meut, qui se transforme – ne se sépare de la matière, qui se meut et se transforme avec. À chaque moment, la forme se forme, comme un organisme, ou prend, comme du sang qui coagule. Les notions d’incarnat, d’empreinte ou d’informe, tentent en effet, à chaque fois, de penser cette intrication et de forcer les séculaires oppositions où le mot forme se trouve immobilisé : pas seulement l’opposition à la matière, d’ailleurs, mais aussi l’opposition à la présence, l’opposition au contenu… voire l’opposition à l’informe lui-même. »1
Sous les peintures de Nissrine Seffar, l’empreinte devient trame et les trames se superposent ou bien se côtoient, se conjuguent pour établir comme une sorte de fondation à l’architecture des couleurs qui surviennent et ces fondations contiennent en elles-même la mémoire de lieux.
Il y a 80 ans le grand Pablo Picasso exécutait à Paris, rue des grands Augustins durant le mois de mai 1937, l’immense toile fameuse pour témoigner de l’horreur de ce premier bombardement sur des civils à Guernica. L’Espagne commémore, cette année, le drame et l’œuvre. Nissrine Seffar est venue à Guernica l’an dernier pour prélever les traces de son sol, l’empreinte de ses pavés près du chêne vénéré guidée par le désir ardent de dialoguer avec le chef d’œuvre du maître.
Depuis le Printemps Arabe, fin 2010, Nissrine Seffar arpente physiquement les lieux de guerre, de drames, d’exode autour de la Méditerranée. Elle se rend sur les lieux mêmes marqués à jamais par la violence pour en prélever les traces. Toute l’œuvre de Nissrine Seffar est ainsi habitée par la mémoire, particulièrement de ce milieu du monde, pays cher à Fernand Braudel, mer bleue étale ou déchaînée pleine d’horreur et de mythes immémoriaux. Du quai de l’Exodus à Sète à Monte Cassino, de Jérusalem à Guernica, de Barcelone au camp de Rivesaltes et autres lieux de drames, autant de traces prélevées sur toile qui lui serviront, en les réutilisant, de base graphique comme un code binaire de la mémoire. Cette singularité dialectique avec le temps dont la technique de l’empreinte est l’expression permet aussi à l’artiste se s’émanciper des rictus formels de notre époque.
Elle n’est pas seulement une artiste peintre baroudeuse. Elle cherche et révèle aussi chacune des choses dont la forte signifiance impose une présence au débat de son for intérieur, houleux, passionné et profondément sensible, elle-même arc-boutée entre les deux rives de la grande bleue. Bouteilles de gaz, peaux de mouton ou de vache, cartes géographiques, livres d’histoire, balises maritimes, corps morts et bouées, tripes, plâtre, feu, photographies, vidéos, drapeaux, etc. Surgissent ainsi dans l’espace d’exposition certains éléments symptomatiques des tragédies propres à notre cruelle Méditerranée qui peuvent aussi bien être des prélèvements, des dessins, des notes, des documents. Les peintures de Nissrine Seffar sont dès lors nourries ou même augmentées de ces éléments qui dialoguent les uns avec les autres. Ainsi, une peinture peut être seule, posée simplement avec sa force propre, sa gestualité, sa palette, ses formes, ses traces, mais elle peut aussi venir interpréter un rôle dans une installation dont la dramaturgie se décrypte à plusieurs niveaux, formels ou scénographiques bien sûr, mais aussi symboliques, politiques et sans doute poétiques.
Ici, face à l’œuvre de Picasso et exactement au même format, Nissrine Seffar s’inspire de l’enracinement de l’arbre de Guernica, de ses méandres, de sa force puisée dans le sol. Les couleurs appliquées par couches, les contrastes, les lumières et les noirs ne sont pas sans évoquer les ombres dansantes sous les grands chênes un après-midi d’été. Ses couleurs renaissent ainsi sur les tons de cendre de la toile du maître. Plusieurs triangles sombres viennent rythmer, comme une basse dans un quatuor, l’éclat dansant de ces lumières. Ces triangles sont en réalité « prélevés » dans la grande toile de Picasso. Elle respecte les formats réels des ces pointes géométriques et leurs emplacements précis. Est-ce réellement le hasard qui a voulu que ces triangles soient au même format que ceux que Nissrine Seffar utilise pour d’autre installations ? Incarner la mémoire par le fait de l’empreinte a quelque chose qui tient de la magie sans doute.
A plusieurs endroits de la toile, des réserves sont pratiquées au plâtre. Ces dépôts circulaires de plâtre badigeonnés de couleurs sont ensuite retirés de la toile puis réutilisés éventuellement pour d’autres dispositifs. Le plâtre est récurrent dans le travail de l’artiste. Il est pour elle symbole de réparation comme lorsqu’elle enferme par exemple dans cette matière liquide puis solide les livres d’horreurs qui servirent les idéologies les plus délétères du XXème siècle. Nissrine Seffar d’une certaine façon par ce geste, répare la malédiction attribuée à Pandora, accusée d’avoir ouvert la jarre des maux. La boîte de Pandore, ouverte depuis des millénaires est ici refermée.
Assemblés de façon rigoureuse, de nombreux éléments convergent ensemble vers une perspective encore inconnue. Des traces de fumée en dessin, des images transférées sur des supports improbables, des empreintes de tripes dans le plâtre, des mots hagards, des tâches de couleurs, autant d’éléments qui semblent dessiner, comme dans un temps chiffonné, les projets passés et à venir. Ces éléments pourraient être le glossaire d’un travail plastique intriqué, comme seule la nature sait l’être.

Philippe Saulle
Directeur de l’école des beaux-arts de Sète
Critique d’art
mars 2017

1 – in Georges Didi-Huberman « Image, matière : immanence » entretien avec F. Noudelmann, Rue Descartes N°38, 2002.

Sylvie Lagnier

Docteur en histoire de l’art

D’une odyssée, un atlas

Il y a d’autres disparitions que celles qui nous effacent 1

Derrière les regrets et la nostalgie, il y a quelque chose d’autre. Peut-être ont-ils vu ou entendu alors quelque chose qui a disparu, dont ils n’ont même pas gardé de souvenir particulier, mais qui s’est profondément imprimé en eux, qui est toujours présent et cependant inexprimable. C’est cette impression inexprimable qu’ils traduisent par le mot un peu vague : avant. 2

Comme sur un palimpseste, les formes se superposent et se recouvrent sur la toile. Une trame, un motif en chevrons, une dentelle presque, tout ou partie recouverts de jus translucides. Déjà la couleur. La ligne noire cadre un fragment, scinde l’espace, divise la surface. Puis, un geste ample dépose la matière pigmentaire, vive, acidulée. L’informe a lieu, s’épandant. Encore, un plan, très sombre, agit comme un repoussoir. Construction. 3

D’un territoire, la peinture

Les variations picturales de Nissrine Seffar recueillent les traces de l’histoire, souvent des conflits, dans des lieux dont elle explore les dimensions historiques, mentales et imaginaires. Le déplacement est au coeur de sa pratique, qu’il soit géographique, plastique ou conceptuel. Penser la limite, jouer des discontinuités spatiales, réécrire la topographie et transformer l’empreinte en indice plastique. Lors de ses déplacements, l’artiste pose sa toile et prélève des sols de pays méditerranéens, les stigmates que laissent les hommes : aspérités, protubérances, motifs aléatoires inscrits dans cette terre de bitume et de poussière sur lesquels et avec lesquels la peinture advient. Toutes les oeuvres de l’artiste contiennent ce quelque chose d’autre, à la fois d’ailleurs et d’ici, d’avant et de maintenant. Le prélèvement est un transfert. Il conserve dans ce que dessine le fragment, l’identité d’un territoire et les raisons d’un choix propre à l’artiste. Il est aussi l’élément textuel premier du titre de chacune des peintures suivi de la mention du lieu 4. Les prélèvements restituent, au seuil du visible, des histoires, celles que nous préférons parfois oublier. Indifférence. Impuissance. Dégradation. Une mémoire, pourtant. Camp Joffre, l’anti-chambre des camps nazis depuis la promulgation le 12 novembre 1938 de la loi instituant l’internement administratif pour les « indésirables étrangers ». Monte Cassino où des centaines de bombardiers alliés ont anéanti l’abbaye en 1944. Guernica, assaillie le 26 avril 1937 par les avions de la légion allemande nazie et l’aviation légionnaire italienne fasciste en appui du coup d’état nationaliste contre le gouvernement de la seconde République espagnole. Figuig, zone frontalière maudite prise entre les enjeux géo-politiques du Maroc et de l’Algérie contraignants par la violence et l’humiliation les populations nomades à abandonner leurs terres. Le siège de la Pide de Salazar à Lisbonne, police d’État au service de la dictature qui a opprimé les Portugais de 1926 à 1974.

Nissrine Seffar enquête, recense et questionne le vécu, l’exil, l’errance, les cicatrices. Elle rencontre plus que des lieux, des situations et des objets qui la conduisent à une réflexion de notre rapport au monde et à ses représentations. La plasticité qu’elle met en oeuvre n’est pas une illustration – comment représenter l’irreprésentable, c’est-à-dire, la perte, la peur ou l’inconnaissable, autrement dit, la mort – mais sans doute amène-t-elle une nouvelle forme narrative. Les lieux, autrement dit, les référents indiciels, ne partagent qu’une relative proximité géographique. L’histoire à laquelle ils se réfèrent est issue de contextes distincts, parfois même d’époques distantes. Et pourtant, chacun des Prélèvements contribue à la conception de leur proximité. La narration s’inscrit dans cette étrange symbiose entre le souvenir et la plasticité ; l’ici où la tragédie se révèle. Les peuples du bassin méditerranéen se reconnaissent une culture commune car ils évoluent dans un même espace migratoire.

Edgar Morin l’a exploré de biens des manières et écrivait à son propos : « Méditerranée ! Mer qui porte en elle tant de diversité et tant d’unité ! Mer des extrêmes fertilités et des extrêmes aridités ! […] Mer à la fois d’antagonismes et de complémentarité conflictuelle de la mesure et de la démesure ! Berceau de toutes les cultures d’ouverture et d’échanges ! Matrice de l’esprit le plus sacré et de l’esprit le plus profane ! […] Mer de la communication des idées et des confluences des savoirs, qui a su faire passer Aristote de Bagdad à Fès avant de le faire parvenir à la Sorbonne de Paris ! Mer tricontinentale des rencontres fécondes et des ruptures tragiques entre l’Est et l’Ouest, le Sud et le Nord! » 5.

Les Prélèvements – comme des corps étrangers – relèvent de ces antagonismes, l’émotivité du tracé en fait leur singularité. Le travail d’abstraction qui affleure sur l’empreinte fixée sur la toile exprime un ressenti parce que les choix qu’il entraîne sont liés à la perception de ce ressenti. Dans chacune de ses peintures, Nissrine intègre ou libère la forme – qu’elle soit d’essence géométrique ou informelle, que son état joue de l’épaisseur ou de la liquidité – sur le « fond préparé » à l’aide souvent de la ligne. Une biffure, une séparation, un contour, une séparabilité. Elle la libère du sujet au profit d’une intériorité qui remémore autant qu’elle questionne. La couleur peut alors contaminer l’espace sans qu’il n’y ait comme une évidence, ni commencement, ni fin.

La carte apparaît dès lors, comme nomade du monde

Parce que la carte est à la frontière de l’art et du savoir s’offrant comme une représentation – un dessin abstrait – ouverte à la pensée critique, son usage ou sa citation dans le lexique de Nissrine, s’anime d’un imaginaire géographique. Par le tracé, la carte donne forme aux territoires et délimite les contours d’une réalité composée, décomposée, recomposée. Elle est visible et lisible aux fins de dépeindre ce qui existe, mais qui pourtant nous est invisible. Elle est un simulacre, autant ouverte au monde réel qu’au monde imaginé. L’artiste rejoue la superposition mêlant aux cartes méditerranéennes sa propre graphie, autre tracé pour réécrire l’espace, déformer cartes et repères topographiques, sonder la ligne, cette frontière comme fracture socio-spatiale. Questionner ainsi cette forme de rationalisation du réel.

Dans son article intitulé Qu’est ce qu’une frontière ?, le philosophe Etienne Balibar écrit : « L’idée d’une définition simple de ce qu’est une «frontière » est absurde par définition : car tracer une frontière c’est précisément définir un territoire, le délimiter et ainsi enregistrer son identité ou la lui conférer. Mais réciproquement définir, identifier en général ce n’est rien d’autre que tracer une frontière, assigner des bornes (en grec horos, en latin finis ou terminus, en allemand Grenze, en anglais border, etc.). »

Dessiner. Délimiter. Encadrer. Inclure. Exclure. Antagonismes encore. Plus qu’une ligne imaginaire tracée au sol, la frontière implique d’autres actes. Déplacer. Traverser. Passer. Exiler. Migrer. Des oeuvres, comme Sens «dessus dessous»7, traduisent le caractère mouvant des frontières et la précarité de toute représentation du monde. La lecture de la carte s’oblitère au profit des choix plastiques spéculant sur le rythme et la position de la ligne, déplaçant l’image du plan à l’objet, et imposant au coeur de sa matière – le plâtre – son indicible fragilité. Ses interventions sur des cartes de pays Méditerranéens ne se limitent pas au tracé. Son recours au pli est un acte, qui comme le dessin, transforme l’espace plan en le divisant sans toutefois le désolidariser de ses parties. Certaines faces de la carte sont cachées, redeviennent visibles, mais tout ou partie méconnaissables par les proximités nouvelles qui se jouent avec la face suivante : pli après pli. 8 Et de réaliser, peut-être, que le pli contient le sens de ce qui nous entoure. Il fait apparaître la forme suivant un rythme qui tient du souffle et une certaine poétique du réel.

D’un emblème, l’Autre

Alfred Korzybski écrivit en 1933 cette phrase, reprise depuis aussi bien pour introduire des questions géographiques que sémantiques, « La carte n’est pas le territoire » 9. Une carte n’est pas le territoire qu’elle représente. La raison en est simple, sa réalité n’est pas figée et c’est bien cette vérité à laquelle les oeuvres comme Interventions sur cartes de pays Méditerranéens se réfèrent. Plus qu’à la lente modification due au temps géologique, ce sont davantage les changements apportés par les êtres humains que désignent ces cartes ainsi plastiquement modifiées. Il est donc plus question de perception que de représentation. La réalité d’un territoire est propre à chacun en ce sens qu’elle n’est rien d’autre qu’une image intérieure de cette réalité, extérieure du monde dans lequel il vit. Aussi cartographions-nous le territoire d’après notre éducation, notre culture, nos expériences et croyances. Aux cotés de cette réflexion cartographique – une certaine distance au monde – Nissrine Seffar se saisit de l’emblème, celui qui identifie plus qu’un territoire, une nation, son drapeau.

Symbole unique, le drapeau est la conception d’une pensée devenue l’image d’un pays. Ses couleurs, motifs et signes précisent son identité, son histoire et ses choix idéologiques : sa force. À ce titre, il singularise davantage un peuple qu’un territoire. Simple morceau de tissu rectangulaire où pourtant tout est dit, mais dont le sens et l’existence sont déterminés par un acte – l’élever ou le descendre – un geste qui influe sur la vie des hommes et prédestine son histoire. En tant que signe, il doit être visible de loin, le plus souvent hissé sur une hampe. Lorsqu’elle se saisit du drapeau, Nissrine le place au sol. Tissus entremêlés, les drapeaux de la Syrie, de la Palestine et de la Lybie 10 forment un petit tas en un jeu de circonvolutions et de plis qui, en éliminant la surface – sa lisibilité – porte atteinte à l’intégrité tant formelle que symbolique de chacun des trois drapeaux. Pourtant, une certaine reconnaissance émerge. À quoi tient-elle, sinon à la combinaison des couleurs panarabes (le rouge, le noir, le vert, le blanc) issues de l’emblème de la Révolte arabe de 1916 et présentes sur la plupart des drapeaux de pays arabes ou majoritairement musulmans ? Les trois emblèmes, lesquels ainsi mêlés semblent ne faire qu’un, partagent leur sphère avec un morceau de roche. Leur proximité spatiale oppose des réalités distinctes : le géographique et l’instant au géologique et au pérenne. Le territoire est une étendue de terre occupée par un groupe humain, il possède des limites et porte un nom. Daniel Nordamn, dans le Dictionnaire de l’Ancien Régime11 précise que c’est « un espace pensé, dominé, désigné. Il est un produit culturel, au même titre qu’un paysage est une catégorie de la perception (…). » Il résulte d’une action des humains. Le fragment de roche, quant à lui, nous ramène à un ordre auquel nous appartenons dans notre finitude : la terre et ses espaces dont l’histoire s’étend sur près de trois milliards d’années. L’association des drapeaux et de la pierre est vertigineuse parce qu’elle nous place face à notre propre nature, absurde, irraisonnable. L’oeuvre convoque la mémoire dans une démarche qui relève autant d’une recherche esthétique – les rapports formels des éléments en présence – que d’un questionnement éthique marqué par la double appartenance culturelle de l’artiste. À l’ère du multiculturalisme, dans un espace où nous nous reconnaissons un héritage commun, pourquoi les conflits ne cessent-ils de nous opposer ? Quelles traces en garde le paysage ?

L’un des personnages du roman de Duong Th Huong, Au Zénith 12, s’interroge.

À quoi sert un drapeau quand les vivants sont dans une situation pire qu’auparavant ? Toute la machinerie du pouvoir est-elle utile quand elle n’est au service que d’une petite minorité […] ? Le tissu, donc. La peau, alors. Au sol encore, des peaux de mouton sont en partie recouvertes de baguettes assemblées – créer une surface rythmée – recevant les transferts de divers drapeaux de pays méditerranéens 13.

L’enveloppe charnelle est un reste, une trace elle aussi, dont l’aplat rappelle le corps, et qu’elle soit animale n’écarte pas une transposition humaine. Une texture que le toucher reconnaît, une couleur que l’oeil attribue, une odeur que le nez identifie. Sous l’image « plissée » des drapeaux, la peau disparaît partiellement, écrasée par le poids idéologique que contient leur histoire. Des choix, des événements, des sacrifices, des victimes. Érigés, les drapeaux signifient un pouvoir. Ramenée au sol, leur réalité n’est que matérielle.

D’une peau

Les superpositions évoquées précédemment sont au coeur des divers déplacements : du système de représentation géo-politique (la carte), d’un symbole (le drapeau) à l’évocation de l’homme (la peau). C’est sur le mode d’une métaphore trouble – parce que sans anthropomorphisme – que la présence des peaux tannées de vaches ou de moutons dans plusieurs oeuvres exprime la vie des hommes. À bien des égards, c’est par la peau que l’individu entretient une relation avec ce qui l’entoure et régule ses échanges. De nature biologique et psychique, le concept de peau est une interface entre notre extériorité et notre intériorité. De la même façon qu’un médium laisse apparaître les couleurs et les tracés, la peau, par des effets de carnation et de marquages révèle notre être. L’usage de peaux animales – au-delà de l’intérêt que l’artiste porte à l’artisanat et aux tanneurs en particulier – interroge l’espèce humaine, ses fondements et ses limites. Il devient même l’expression de sa fragilité. Catherine Grenier souligne du reste que « l’animal tel qu’on peut le rencontrer dans l’art contemporain n’est pas un animal. C’est un homme. Un homme qui n’est pas un homme, ou pas vraiment sûr d’en être un : un homme que l’animal dépasse en humanité […]» 14.

La peau, qu’elle serve de support à l’image ou qu’elle recouvre ou enveloppe un autre élément, crée un jeu de présence et d’absence en raison de sa couleur, de sa texture, de sa souplesse. L’une des oeuvres les plus explicites associe une bouée de corps mort à une peau de vache15 dont la proximité de leur teinte rend la forme incertaine. Deux stratégies agissent en faveur de ce jeu, le recouvrement et l’amollissement. Le premier dissimule et amène un mystère à la fois éphémère et transitoire qui non seulement métamorphose le réel, mais aussi renouvelle le regard porté sur l’objet. Le second évoque le volume, une lente respiration, l’abandon. Plus ou moins discernable, l’objet recouvert perd son identité visuelle. Un autre jeu alors, celui d’une disparition et d’une apparition, celle d’un corps. Les oeuvres de Nissrine Seffar convoquent l’espace tout entier et proposent un regard sur l’histoire passée et présente, une phrase qui décrit un parcours migratoire souvent tragique que la mer engloutit ou rejette sur ses plages. Ce qui hante n’est donc pas une apparition, mais cette disparition à laquelle il faut redonner un corps. L’oeuvre évoque d’une certaine façon l’impasse de ceux qui s’aventurent dans la traversée de la Méditerranée.
Mouvante et irrésolue, la peau est confrontée à une pluralité d’interactions. Sa présence questionne le territoire et la topographie et selon ses déploiements, même si elle se teinte d’une connotation politique, elle surpasse, via le geste esthétique, toute forme d’institution ou d’ordre établi. Ainsi, elle ébranle les frontières entre art et existence, entre individu et environnement. La peau s’étend alors sur une planisphère 16 dont les continents blancs sont comme évidés, dénudés. Ni leurs reliefs, ni leurs fleuves, ni leurs mers n’ont empêché l’homme de conquérir la planète tout entière. Depuis son origine, l’humanité est fondée par la migration.

Méta-narration

Il n’est pas d’histoire où n’affleurent dans sa narration d’autres histoires, un récit dans le récit, une « narration emboîtée » selon les termes de Roland Bourneuf 17. Parmi les oeuvres de Nissrine, plusieurs sont composées à partir de l’extraction de documents de leur contexte (livres d’histoire, photographies, cartes postales anciennes, journaux, sacs de courses) devenant signifiants par leur mise en commun ou leur répétition, le sens naissant des interprétations qui en découlent 18. La nature de ces objets est dès lors modifiée. Ils perdent leur fonction d’usage initial pour devenir l’illustration du souvenir. Ils gagnent un nouveau statut proche de l’archive : documenter, remémorer, représenter, interroger. Ces objets et documents transférés sur peau, plâtrés, combinés au dessin ou rehaussés offrent ainsi la possibilité de créer une mémoire. L’événement vécu qu’ils évoquent est fini alors que la remémoration est infinie. Elle l’est d’autant plus qu’elle relève d’un processus à la fois plastique et relationnel et qu’elle n’a rien à voir ni avec la fixité, ni avec la vérité. L’impression que laissent ces oeuvres est un peu celle que nous éprouvons lorsque nous feuilletons un album de photographies de famille. Nous reconnaissons des visages, nous nous souvenons de moments heureux ou malheureux, et en même temps, nous éprouvons un sentiment d’étrangeté car nous sommes en dehors du passé. Les photographies qu’utilise Nissrine sont bien sur d’un autre ordre, ce sont des images d’immeubles détruits dont le concept de ruine nous ramène à la vulnérabilité du monde. Figure du fragment, allégorie du temps, la ruine mêle savoir et imaginaire. En travaillant selon un principe de sédimentation (les photographies transférées sur une peau par exemple), elle nous conduit à regarder au-delà des choses, le visible n’étant que le support de l’invisible. Pouvons-nous survivre à nos ruines ? Michel Makarius a posé cette autre question : comment perpétuer le souvenir du désastre ? Et d’écrire : « Comme un miroir, les ruines renvoient l’image de ceux qui les regardent : entre le souvenir de ce qui fut et l’espoir de ce qui sera, l’homme y contemple l’image familière du temps, son double ». 19 Les tentatives de Réparations paraissent bien dérisoires au regard des réalités du monde. Les ruines des civilisations passées continuent de nous instruire et de nous fasciner. Qu’en est-il de celles que laissent notre monde ? Selon Marc Augé, « l’histoire à venir ne produira plus de ruines. Elle n’en a pas le temps. Sur les décombres nés des affrontements qu’elle ne manquera pas de susciter, des chantiers néanmoins s’ouvriront, et avec eux, qui sait, une chance de bâtir autre chose ». 20

Toute mémoire a besoin non seulement du présent pour exister, mais aussi de l’émotion sans laquelle ce nouveau moment ne serait pas. Une relation avant/maintenant dont la dialectique permet, autant qu’elle la construit, une narration, et dans l’inter relation des oeuvres de Nissrine, une méta narration dans laquelle la récurrence (photographies d’immeubles détruits, par exemple), le rythme (celui donné par le dessin, notamment), l’accident ou l’aléatoire (l’usage du plâtre) et les passages d’une pièce à l’autre, agissent comme autant de déclencheurs de la mémoire. Dégrader, brouiller, sauver, réparer. Les interventions plastiques, qu’il s’agisse des gestes et des choix de l’artiste, figent ces traces, ces rebuts parfois (sacs plastiques) dans l’espace (au sol, au mur ou suspendu) un peu comme des points. Un autre déplacement, celui cette fois-ci du spectateur, vient les relier créant ainsi un ensemble ni clôt, ni tourné vers le passé, nous orientant davantage sur la conception d’une image-devenir. L’oeuvre de Nissrine Seffar a la forme d’un récit de voyage qu’elle ponctue de ses gestes et objets récoltés. Elle adresse un regard poétique sur les lieux qu’elle visite ou se remémore tout en questionnant le sens du temps et au-delà la conscience de l’histoire.

Sylvie Lagnier, docteur en histoire de l’art
Février 2017

1. Daniel CANTY in VVV Trois odyssées transfrontières, Patrick Beaulieu et Daniel Canty avec Patrick Garvey, Alexis Pernet, Stéphane Poirier, Jack Ryan, Gilles A. Tiberghien, Dauphin Vincent et Feed, Éditions du Passage, Montréal, 2015.

2. Emmanuel HOCQUARD, Avant. Une grammaire de Tanger – épilogue, cipM, avril 2012.

3. Voir par exemple les peintures suivantes : Prélèvement, Camp Joffre, Rivesaltes, France, Technique mixte sur toile de lin, 200 cm x 150 cm, 2016. Prélèvement, Camp Joffre, Rivesaltes, L’Exodus, Môle de Sète, France, Technique mixte sur toile de lin, 3 X 60 cm / 190 cm, 2016. Prélèvement, Camp Joffre, Rivesaltes, L’Exodus, Môle de Sète, France, Technique mixte sur toile de lin, 3 X 60 cm / 190 cm, 2016.

4. Camp Joffre, Rivesaltes, France. Monte Cassino, Italie. Guernica, Espagne. Figuig, Maroc. Locaux de la Pide (Police Internationale et de Défense de L’état) pendant la dictature de Salazar, Rue Antonio Maria Cardoso, Lisbonne, Portugal.

5. Edgar MORIN, « Un modèle de civilisation : la Méditerranée », Le Monde diplomatique, mars 1997.

6. In, CALOZ-TSCHOPP, M. C., A. CLEVENOT (Eds), Asile, Violence, Exclusion en Europe. Histoire, analyse, prospective. Genève, CO-éd. Cahiers de la Section des Sciences de l’Éducation, Université de Genève et Groupe de Genève, « Violence et droit d’asile en Europe », 500 pages, 1994, p.335-343. Ce texte a été repris par E. BALIBAR, in La crainte des masses, Paris, Galilée.

7. Volumes et dessins sur plâtre, technique mixte, 2016.

8. Intervention sur cartes de pays Méditerranéens, Technique mixte, 2015.

9. Alfred KORZYBSKI (1879-1950), Une carte n’est pas le territoire. Prolégomènes aux
systèmes non-aristotéliciens et à la sémantique générale, 1933, l’Éclat, 2007 pour
l’édition française.

10. Pierre de Palestine et drapeaux de Syrie, Palestine et Lybie, 2016.

11. Lucien BELY (dir.) Dictionnaire de l’Ancien Régime, Paris, PUF, 1996.

12. Duong THU HUONG, Au Zénith, Traduit du vietnamien par Phuong Dang Tran,
Sabine Wespieser éditeur, 2009. Un roman qui embrasse, à travers les destinées
souvent tragiques des personnages, l’histoire du Vietnam au lendemain de
l’indépendance et propose ne méditation profonde sur le pouvoir et la solitude, sur
la vulnérabilité de l’individu confronté aux soubresauts de l’histoire collective.

13. Peaux de mouton, transferts de drapeaux de pays méditerranéens sur baguettes,
2016.

14. Catherine GRENIER, « Une vie de chien » in La Part de l’autre, Arles/Nîmes, Actes
Sud/Carré d’art, 2002, pp. 89-100.

15. Intervention de maroquinerie sur corps mort, peau de vache, 2016.

16. La Méditerranée se réchauffe, carte du monde, peaux de mouton, 2016.

17. Roland BOURNEUF, Real QUELLET, L’Univers du roman, Paris, Presses universitaires
de France, 1972, p.71.

18. Voir les oeuvres suivantes :
– Installation, «immeuble détruit» , dessins et impressions rehaussées sur peaux de
vache, 2014.
– Dessins et impression rehaussées, «immeubles détruits», technique mixte sur
papier.
– Immeuble détruit, impressions rehaussées et dessins, 2015.
– Journaux, au coeur de l’événement, 2016.
– Documents historiques plâtrés, collection «réparations», technique mixte, 2014.
– Intervention sur livres d’histoire, collection «réparations», technique mixte, 2016.
– Documents historiques plâtrés, collection «réparations», technique mixte, 2015.

19. Michel MAKARIUS, Ruines. Représentations dans l’art de la Renaissance à nos
jours, Flammarion, 2004 et Champs, 2011.

20. Marc AUGÉ, Le temps en ruines, Galilée, 2003.

Emmanuelle Hamon

Responsable des expositions et de la diffusion en région (Frac) les Abattoirs

RIVESALTES PAR NISSRINE SEFFAR

Faisons nos comptes. D’est en ouest et du nord au sud, après deux guerres mondiales, cent guerres
locales et combien de déportations, purifications ethniques et regroupements de population, le XXème
siècle n’aurait-il pas été, en définitive, celui des errances et des déracinements ? 1

De Guernica à Rivesaltes

Nous avons rencontré Nissrine Seffar dans son atelier à Sète au printemps 2018, nous travaillions alors à la préparation de l’exposition « Picasso et l’exil. Une histoire de l’art espagnol en résistance » aux Abattoirs à Toulouse (15 mars – 25 août 2019) et à celle d’un programme de 22 expositions, intitulé « Je suis né étranger », se déroulant dans toute l’Occitanie à l’occasion du 80e anniversaire de la Retirada.
Nous savions que Nissrine Seffar menait depuis plusieurs années un travail sur le Guernica de Pablo Picasso et qu’il avait fait l’objet de plusieurs expositions en France, en Espagne, au Maroc et en Chine, mais nous ignorions ses recherches et ses œuvres sur le camp de Rivesaltes.
Cette rencontre a débouché sur une double invitation à l’artiste  : d’une part, présenter un ensemble d’œuvres dans le volet contemporain de l’exposition « Picasso et l’exil » et d’autre part produire une exposition monographique au Carmel à Tarbes, intitulée « Guernica. Trace »
Ces projets ont abouti à l’entrée de deux œuvres de Nissrine Seffar (Prélèvement Guernica Espagne 2019 et Rivesaltes, 2019) dans la collection des Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse.

Nissrine Seffar, née en 1983 au Maroc, a grandi et a commencé sa formation artistique à Casablanca. Fin 2010, elle est encore au Maroc lorsqu’une succession de révoltes se produit dans tout le monde arabe qui revendique les libertés publiques et individuelles. Le Printemps arabe nourrit alors beaucoup d’espoir vers une transition démocratique, mais celui-ci est de courte durée ; à l’espoir va succéder la peur, voire la terreur dans certains pays. Nissrine Seffar est profondément marquée par ces événements et son travail artistique va désormais porter sur la mémoire, en donnant un autre éclairage à des faits historiques. L’artiste entame alors ses recherches d’empreintes d’histoires liées à la Méditerranée, en tentant de rassembler les pièces perdues d’un puzzle. Elle se nourrit de nombreuses lectures  : Fernand Braudel, Paul Ricœur, Georges Didi-Huberman entre autres.

1. Régis Debray, Le stupéfiant image. De la grotte Chauvet au Centre Pompidou, Paris, éditions Gallimard, 2013, p. 347.

2. En janvier et février 1939, près de 500 000 réfugiés espagnols franchissent la frontière pyrénéenne suite à la prise du pouvoir du Général Franco et sa victoire qui met fin à trois années de guerre en Espagne. Une majorité se retrouve rapidement sur les plages du Roussillon, à Argelès, à Saint-Cyprien et au Barcarès. Près d’une dizaine de camps d’internements sont mis en place, dont celui de Rivesaltes.

Mais c’est avant tout le Guernica de Picasso, l’une des plus célèbres peintures d’histoire du XXe siècle, par sa puissance et son impact mondial, qui va être au centre de son étude et de ses investigations artistiques et prendre la forme d’un programme que Nissrine Seffar va développer pendant près de 8 ans. Elle s’inscrit ainsi dans le sillage de nombreux artistes de l’histoire de l’art qui s’emparent du sujet historique ou traitent des événements dont ils sont contemporains. Et cet intérêt des artistes va grandissant à mesure que le flux d’informations s’intensifie, nous submergeant d’images de guerres, de conflits et de déplacements.

En 2011, Nissrine Seffar s’installe en France et très rapidement elle entreprend un voyage à Guernica, au Pays basque espagnol. Elle y découvre, conservé au Sénat, l’arbre qui a souffert lui aussi du bombardement. Cet arbre mort et calciné y est conservé en mémoire du martyre de la ville et symbolise la résistance du peuple basque. L’artiste va entreprendre un travail de recherche, de prélèvements, d’empreintes de l’arbre de Guernica, chaque exposition étant l’occasion de compléter ce programme composé de peintures, de volumes et de documents. Parallèlement, elle entame un travail sur le camp de Rivesaltes.

De Rivesaltes à Fiac

C’est en France que l’artiste découvre l’existence du camp de Rivesaltes par le récit de harkis qu’elle rencontre. Nissrine Seffar se rend à Rivesaltes dès 2012, et depuis Sète elle va s’y rendre régulièrement et fréquemment. Elle arpente seule cette vaste étendue où subsistent les baraquements en ruine, elle prend des photographies, réalise des dessins qui témoignent de l’érosion de ces habitations sommaires. Elle complète ce travail par des recherches historiques et documentaires.

L’histoire de ce camp, qui se trouve à Salses-Le-Château dans les Pyrénées-Orientales, pourrait illustrer à lui seul ce siècle « d’errances et déracinements » tel que Régis Debray le définit dans la citation en préliminaire de ce texte. Créé en 1938, initialement à des fins militaires, ce camp de 600 hectares va accueillir dès 1939 les réfugiés espagnols et les volontaires des brigades internationales chassés d’Espagne par la victoire de Franco. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, suite à l’instauration du régime de Vichy, il devient le « Drancy de la zone libre ». À la sortie de la guerre, y sont internés les suspects de collaboration et des prisonniers de guerre. La décolonisation française, et plus particulièrement la guerre d’Algérie (1954-1962), va marquer également l’histoire du camp  : des militaires et des prisonniers y séjournent avant qu’il ne devienne un camp de transit pour les harkis jusqu’en 1964. Entre 1986 et 2007, le camp se transforme en un centre de rétention administrative pour étrangers expulsables. Enfin, en 2015, est inauguré le « Mémorial du Camp de Rivesaltes », un projet né de la société civile dans le but de lutter contre l’oubli et l’effacement de ce lieu-témoin historique majeur de l’histoire contemporaine française.

3. Picasso réalise cette huile sur toile en 1937 à Paris, en réponse à une commande du gouvernement républicain pour le pavillon espagnol de l’Exposition internationale de 1937 à Paris. Cette toile monumentale est une dénonciation engagée du bombardement de la ville de Guernica, qui s’est produit le 26 avril 1937, lors de la guerre d’Espagne, ordonné par les nationalistes espagnols et exécuté par les troupes allemandes nazies et fascistes italiennes. Le tableau de Picasso, exposé dans de nombreux pays, a joué un rôle important dans l’intense propagande suscitée par ce bombardement et par la guerre d’Espagne ; il a acquis ainsi rapidement une grande renommée et une portée politique internationale, devenant un symbole de la dénonciation de la violence franquiste et fasciste, puis de l’horreur de la guerre en général. Il est devenu aussi un symbole de paix. Conservée pendant toute la dictature franquiste aux États-Unis, au MoMA de New York à la demande de Picasso, cette œuvre a été, plusieurs années après la mort de l’artiste, transférée en 1981 en Espagne, où elle est conservée depuis 1992 au Museo Centro de Arte Reina Sofía à Madrid.

Pour sa 20e édition, le festival « Des artistes chez l’habitant » à Fiac dans le Tarn (13-15 septembre 2019), porté par l’AFIAC, réunissait des artistes autour du sujet Histoire(s), venant ainsi coïncider avec la programmation des Abattoirs en lien avec le Guernica de Picasso et nos recherches sur l’artiste et la question de l’exil. Le choix de Nissrine Seffar s’est imposé et une nouvelle invitation lui a été faite de relever le défi unique d’introduire l’histoire du camp de Rivesaltes, au cœur d’un foyer fiacois, le temps d’un week-end.

C’est ainsi que l’artiste franco-marocaine fait entrer dans la maison de Thinh Le et Nanou Souet, sa famille d’accueil pour l’exposition de l’AFIAC, des images d’abris de fortune au cœur d’un foyer. À cette occasion, elle produit de nouvelles photographies et dessins, et les met en scène en y insérant du mobilier domestique. Cette histoire vient croiser celle de son hôte, Thinh Le, arrivé adolescent en France avec son jeune frère avec les Boat People dans les années 1980. Car le camp de Rivesaltes, par son épaisseur, dépasse sa propre histoire et fonctionne comme un symbole de toutes les guerres et de tous les exils, d’un accueil organisé sur le principe de l’exclusion. Il résonne dans notre actualité, avec tous les camps du monde entier qui s’improvisent au gré des conflits et des vagues migratoires, sans cesse démantelés et déplacés.

L’exposition de Nissrine Seffar à Fiac présente trois photographies de baraquements dont les murs sont en train de tomber en ruines. Prises avant le coucher du soleil, la texture des murs apparaît presque picturale et révèle différentes strates. La lumière et le cadrage rendent les images de ces vestiges d’abris de fortune presque fictives. À chacune de ces photographies est associé un dessin minimal en une seule couleur (noir, jaune et rouge) qui reprend l’architecture du baraquement sur laquelle elle a gravé subtilement un grillage suggéré par la seule empreinte sur le papier, pour évoquer l’enfermement à la fois physique et mental.

Face à ces images et dessins, Nissrine Seffar a introduit du mobilier de l’habitant ; des chaises hautes affrontent les œuvres, pour évoquer les gardiens du camp, spectateurs vigiles de cette histoire. Elle a inséré également dans son installation des plantes sèches trouvées dans la maison de Tinh et Nanou qui ressemblent étonnamment à celles du terrain du camp de Rivesaltes et crée ainsi des correspondances entre des foyers de natures diverses. Au centre de l’installation, le « Robot G7 », un aspirateur robot auquel l’artiste a accroché les drapeaux des nations les plus puissantes du monde, tourne en rond à l’aveugle. Cette présence rappelle qu’avec une certaine forme d’indifférence, ce « Robot G7 » décide de l’ordre comme du désordre du monde, précipitant, dans certaines régions, des populations sur les routes, sur la mer, dans l’abîme.

Dans l’œuvre de l’artiste, la question de la trace dépasse la représentation, Nissrine Seffar fouille telle une archéologue avec la volonté de révéler ces strates de l’histoire et travaille ainsi notre mémoire en profondeur. En privilégiant la dimension sensible, elle ouvre à toutes les lectures, à tous les récits, à toutes les biographies personnelles telles des couches qui peuvent s’ajouter et venir épaissir l’histoire.
Bien que Rivesaltes se situe en Occitanie, la plupart des habitants et visiteurs de l’exposition à Fiac découvrent cette histoire, mais dans la convivialité du foyer et l’échange direct avec l’artiste, nombreux sont ceux qui spontanément racontent leur propre histoire ou celle de proches, tissant ainsi les fils d’une histoire commune de tous les exils, et rappelant ainsi que personne n’est indemne de l’Histoire.

Avec cet assemblage de photographies, de dessins, de volumes et d’objets divers, fait de superpositions et d’imbrications, l’artiste tente de reconstruire un passé pour l’activer dans notre actualité, celle d’une multitude brinquebalée par les conflits, les guerres et les stratégies de survie. Sa démarche est « une prise de position critique visant à lever une mémoire dans l’actualité ou une actualité dans l’histoire », telle que l’exprime Georges Didi-Huberman, philosophe et historien de l’art français, et référence majeure pour Nissrine Seffar.
Si les faits historiques que concentre le camp de Rivesaltes sont douloureux pour ne pas dire honteux, ce programme artistique au long cours n’a pas vocation à nous accabler. C’est pour cette raison que l’artiste se démarque de tout traitement réaliste ou du reportage, l’approche frontale pouvant parfois rendre encore plus distant le sujet. Elle privilégie une démarche plastique sensible où prime le travail de la couleur, de la matière et de la lumière pour mieux révéler l’empreinte, à la fois trace du fait historique et phénomène de l’Histoire.

Emmanuelle Hamon
Les Abattoirs,
Musée – Frac Occitanie Toulouse

Hommage à N. SEFFAR

Laissez parler tous ceux que le silence effraie,
(Allons, ne dites rien de ce qui impressionne !)
Venez à nous Nissrine avec votre œuvre bonne,
Et montrez-nous ces sols que le monde effaçait.

Et ces toiles de lin que vous partez étendre
Sur ces lieux de douleur et sur ces trottoirs fous
(Où le pire des hommes leur donna rendez-vous)
Dépliez-les pour nous sur ces cimaises tendres.

Si l’on vous comprend bien, ces dégâts , ces prodiges
(Que vous copiez avant qu’ait séché le malheur)
Ces empreintes sauvées de faits dévastateurs,
Sont comme un tocsin plat qui sonne et vous oblige.

C’est place Tien-An-Men qu’on vous rêve penchée
Passant votre rouleau sur le relief à perte
De deux mètres carrés des dalles recouvertes
(Pour boire leur relief et pour devoir trinquer)

Alors que vos amis surveillent la police
(Et s’embrassent un peu pour faire diversion)
Et pendant qu’on les happe et les mène en prison,
Vous roulez votre toile aux mille marques lisses.

Vous rejoindrez bientôt le plus proche atelier
Pour rehausser de mousse et de pâte acrylique
Ces traces nues de la Bête immonde et lyrique
(Que rassemble sous lui le tapis qui priait)

Un sol est la patrie la plus superficielle et basse,
Mais aussi la partie plus physique et fidèle,
Des crimes qu’on colmate en un jeu de marelle,
(Et du plâtre et du lait jetés dans la crevasse)

Reproduire la fièvre équivaut à prendre acte,
(Rien n’est plus militant, malgré les apparences,
Que copier le proscrit par simple transparence)
Et le meilleur et vous avez passé ce pacte.

Car décalcomanie, c’est prière railleuse
(C’est l’histoire d’un sol laissée aux géologues,
Mais un sol de l’histoire pris aux idéologues !!),
Et votre geste est beau, révérence rageuse.

Car après tout le sol n’était qu’un corps faillible
(Un photographe aveugle que votre toile étreint) 
S’il fut dans le passé le support des destins,
L’artiste retouchable attend vos doigts terribles.

Et nous, nous attendons votre étonnant courage
Et d’artiste et d’Arabe et de femme et d’amie
Sans hypocrite ardeur ni subtile anarchie,
(Tant vos efforts ont fait l’admirable ménage !)

Votre art est sans intrigues, œillades ni querelles
(Aucun facile appel n’en salit la vitrine)
Votre toile est un sol qui pour nous se démine,
C’est un haut de planète et c’est un bas de ciel.

Même un « corps mort » jeté dans le débarcadère
(Bouée de peau larguée dans nos naufrages gris)
Est, Nissrine, assuré d’une seconde vie
Si vous êtes sa Muse et sa maroquinière.

Et nous vous admirons de restaurer l’honneur,
De réparer le tort et d’éponger le mal,
D’aller jusqu’à vous faire agent collatéral
Du contact infernal (en solidaire ardeur)

L’absence d’horizon est sans désespérance,
(Vous le décalqueriez s’il venait jusqu’à vous !),
Et l’incréé peut-être est ce que nous avoue
Votre tendre ferveur exilée dans la France.

Il n’y aura jamais, c’est vrai, de Mer Promise,
Mais la manne inviolée mourant dans les tiroirs,
Les miettes de famine, le plancton de miroir,
Se rassemblent enfin dans votre œuvre insoumise.

m.w. (août 16)

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